Interview

« La Bundesliga n’a aucune vocation à ressembler à la Premier League ! »

Nous publions aujourd’hui la troisième et dernière partie de notre riche entretien réalisé avec Polo Breitner, ex-chroniqueur Bundesliga pour RMC. Lors de cet ultime volet, Polo défend avec véhémence les qualités du modèle allemand tout en rejetant la présence d’obstacles freinant l’internationalisation du football germanique.

Comment le rapport entreprise/club se retranscrit-il dans les faits en Bundesliga ?

C’est un équilibre à trouver entre les ambitions sportives et les capacités financières. Ce qui est passionnant à percevoir, c’est que la « Buli » n’est pas homogène, en fonction des Vereine et de leurs paradigmes respectifs, qu’ils soient culturels, économiques ou sportifs.

L’un des clubs qui me passionne le plus est celui de Leverkusen. A la multinationale Bayer – fin des années 1990 – c’est « open bar », le carnet de chèque reste ouvert avec les résultats que l’on connait dont la finale de Ligue des Champions en 2002. Par la suite, l’actionnaire va conditionner son soutien financier à deux obligations : prendre du plaisir sur le terrain et avoir une équipe composée de talents pour être raccord avec l’image que veut donner le Konzern : « je donne un avenir à la jeunesse, aux apprentis de ce pays ». B04 est donc son showroom. Rudi Völler doit acheter, chaque saison, des joueurs « à fort potentiel » comme on dit, sortir des gamins du centre, et embaucher un coach en ligne avec les attentes de la maison-mère : Roger Schmidt, passé par la galaxie Red Bull – donc Rangnick – a même été adoubé par Guardiola. Ils ont tellement bien réussi que le « Werksklub » est aujourd’hui dans le top 20 européen, mais, ils ont aussi atteint le « mur invisible ». On ne gagne pas une Ligue des Champions, on ne passe pas des clubs comme Paris version QSI ou Barcelone avec des gamins.

A titre comparatif, si vous pouviez m’expliquer la stratégie marketing existante entre Bordeaux et son actionnaire M6, je suis preneur car là j’ai atteint mon niveau d’incompétence.

« On ne gagne pas une Ligue des Champions avec des gamins »

Tout dépend aussi de la structure actionnariale. Dans les associations, les Mitglieder (les sociétaires) doivent parfois se débrouiller. L’Eintracht Francfort est un cas d’école. Le club a annoncé qu’il dépasserait les 100 millions de CA fin 2015-2016. En revanche, les fonds propres ne seront que de 9 millions d’euros. Heribert Bruchhagen ne veut pas entendre parler d’endettement, il gère le SGE en bonus pater familias, avec une orthodoxie financière rigoureuse. Si le club perd de l’argent, il vend un joueur. On peut discuter de ce choix : à l’époque où Rode (Bayern), Jung (Wolfsburg) et Trapp (PSG) étaient encore là, une petite ligne de crédit aurait, peut-être, permis de prolonger le succès sportif ?

A l’opposé, l’histoire récente du Werder Brême est éloquente. Ses succès sportifs, sous l’ère du duo Allofs-Schaaf, basés sur un modèle économique dangereux, pour simplifier achat de joueurs talentueux, tels Diego ou Özil, afin de réaliser des plus-values conséquentes, couplés à une qualification nécessaire pour la Ligue des Champions permettant d’engranger de fortes liquidités, ont permis de mettre des réserves de côté. Mais une déroute sportive en 2010-2011 ajoutée à des erreurs coûteuses de recrutement ont plombé les comptes. Le Werder a donc été victime d’un effet-ciseau terrible avec une baisse drastique de ses recettes, de l’ordre de 30 à 40 millions d’euros par an, alors que le marché est en croissance. Une perte cumulée de près de 40 millions d’euros sur la même période a croqué quasiment l’ensemble des capitaux propres. Bien entendu, le centre de formation n’a pu compenser puisque ce n’était pas la priorité sous l’ancienne direction. Seule bonne nouvelle, le club n’est pas débiteur d’une seule dette mais l’assainissement a été violent. Nous nous étions habitués à des Werderaner en haut du classement, produisant un jeu d’attaque à tout va. Nous avons juste oublié qu’ils surperformaient sportivement par rapport à leur paradigme économique. Et dans un championnat où la densité est de 14 Vereine sur 18 à plus de 100 millions d’euros de CA, le retour sur terre du SVW est terrible ! Sans oublier le RB Leipzig qui débarquera l’année prochaine. L’ASSE ou le LOSC avec leurs 70-75 millions de budget se battraient contre la relégation en Bundesliga.

Un modèle identique avec une forte implication de grandes entreprises est-il applicable en Ligue 1 ?

Lorsque j’ai vécu le drame de 1982 à Séville, je suis devenu un adulte. Lorsque je me penche sur le football français, je mute en vieillard. Le ballon rond hexagonal est noyauté par des fonctionnaires du football, à tous les niveaux, dans toutes les « familles », FFF, DTN, LFP…. Aucune vision, aucune remise en cause. « C’est fiscal » le problème, vous le savez bien. On vous le professe à longueur de temps. Le Politburo est à la manœuvre. C’est juste insultant pour la technique affichée sur un terrain par les joueurs espagnols ou allemands.

La taille critique des clubs n’intéresse personne. En parallèle, il n’y a aucune réflexion sur le jeu. Nos centres de formation sont quantitativement géniaux – on ne parle pas de qualité là – puisqu’on vous le dit. Même la presse spécialisée est composée à 95% d’articles qui sont de la pomme de terre à cochons.

J’ai travaillé pour des « médias installés » bien connus et dans les rédactions aucun journaliste ne parlait allemand. La nation, quadruple championne du monde, triple championne d’Europe, recordman de matches joués au Mondial, deuxième au classement UEFA et également deuxième en terme de chiffre d’affaires et qui équilibre ses comptes, est  ostracisée. La seule question à laquelle je ne peux répondre est de savoir si cet  aveuglement est lié à l’Idiocratie ou bien est-il volontaire ? Il y a qui, en France ? Jean-Charles Sabattier, c’est tout…le reste c’est du low-cost.

Ce phénomène ne touche pas que le football. La France et l’Allemagne s’éloignent l’une de l’autre. « L’esprit latin » prôné par Maurras a finalement triomphé. On en voit le résultat.

« Le Ballon d’or est devenu le truc le plus grotesque du monde »

Il n’y a plus de révolutionnaire, le dernier c’était Michel Hidalgo et la composition de son milieu de terrain. Depuis, c’est une société de la servitude, des acteurs du football formatés tout comme la communication. La France becquette le kit prêt à l’emploi : une allégeance à la PL, à la société ultralibérale, divertir pour mieux gouverner, la main basse sur la culture. La NBA se pointe tranquillement, personne ne dit rien. Aulas annonce dans un média suisse que « le football est une économie régulée » et aucun journaliste ne réagit. Je cite Alain Cayzac en 2010 : « il ne faudrait pas que l’économisation à outrance du football dénature le rôle social des clubs ». Je rêve, l’ancien patron du PSG découvre que le capitalisme a cette capacité d’altérer toute activité humaine. Et là, nous ne sommes plus dans une commercialisation puisque c’est une financiarisation sans fin qui s’est installée à cause d’une spécificité du « marché football » : les professionnels sont des actifs avec un fort spread spéculatif.

Le Ballon d’or, encore une création française, est devenu le truc le plus grotesque du monde, le barnum absolu. Et tout le monde fait des publi-reportages dessus. C’est l’ère de l’écume alors que c’est la vague qui est importante : le foot, ce sont les joueurs et les supporters. Point barre. Sans eux, il n’y a pas de ballon rond.

Et puis comme l’Equipe de France va se qualifier pour les demi-finales de l’Euro, l’honneur sera sauf, on pourra mettre toute la poussière sous le tapis. Bon, si c’est un bide…que disait Alain Delon, déjà, dans Mort d’un pourri ? « Quand ils reviendront, ils se seront refaits le masque républicain comme les vieilles putes se font retendre les fesses ». Il y aura toujours les mêmes. Je crois avoir répondu à votre question.

Certains dispositifs du modèle allemand – notamment au niveau de la composition actionnariale avec la règle du 50+1 – entravent-ils l’internationalisation de la compétition et de ses clubs ? Est-ce un élément d’explication à la faible captation d’investissements étrangers et notamment asiatiques en Bundesliga par rapport à ses concurrents de Premier League et Liga BBVA ?

Avant de vous répondre, je constate que votre question souffre d’orientation et qu’il faudrait déconstruire le discours pour arriver à une tabula rasa chère à Descartes. Votre question – je fais juste un constat – utilise les mêmes poncifs négatifs alors qu’une analyse objective devrait plutôt valoriser la réussite et l’inventivité économique outre-Rhin. La doctrine libérale empêche les autres de réfléchir différemment or « penser c’est dire non ». Les structures du football germanique, l’actionnariat populaire par exemple, sont directement inspirées du « soziale Marktwirtschaft » (NDLR : nous avons souvent mis en avant et même vanter le modèle du sponsoring actionnarial appliqué en Bundesliga sur Ecofoot.fr)

Maintenant votre thématique. Où est le problème ? L’Allemagne est une puissance industrielle de premier ordre et nous retrouvons certaines entreprises nationales dans le football domestique. C’est un crime ? Le FC Bayern a trois actionnaires minoritaires, Audi, Adidas et Allianz qui sont juste trois sociétés influentes de ce pays. Que s’est-il passé en Europe ? Des clubs majoritairement en difficultés financières et qui disent merci à la globalisation. Donc, parce que les clubs continentaux ont été, dans leur énorme majorité, incapables de construire des modèles économiques viables, qu’ils ont dû faire passer les clubs sous pavillons étrangers, les Allemands devraient faire la même chose ? Votre question est donc permissive. Quelle est la prochaine étape médiatique ? Si la Bundesliga n’ouvre pas plus le capital des Vereine aux étrangers, elle sera taxée de racisme ? Le fonds d’investissement KKR est bien monté au capital du Hertha Berlin, non ? Red Bull à Leipzig ? Le groupe Capelli New York vient d’arriver à Duisburg. L’homme d’affaires jordanien Ismaik est à Munich 1860 tandis que le Belge Duchâtelet est à Jena. Le « 50+1 » est restrictif – si je m’appuie sur le point de vue discutable de Martin Kind, le Président d’Hanovre – aussi bien pour les investisseurs nationaux qu’étrangers. Mais, jusqu’à preuve du contraire, cela a fonctionné. Ce serait, peut-être, bien de le souligner et je constate que ce n’est pas le plus riche qui fait la loi mais le compromis. Maintenant, soyons très clair : la Bundesliga n’a aucune vocation à ressembler à la Premier League ! Ce n’est ni McDo ni Walt Disney.

Mais la Bundesliga pourra-t-elle lutter à terme avec la Premier League et la Liga BBVA si elle ne rattrape pas son retard d’internationalisation ?

Avec la PL ? Non, c’est évident. La nouvelle donne liée à la somme astronomique des droits TV nationaux – rappelons simplement que même le Royaume-Uni a été surpris de ces montants – est évidente. Mais, ce que je trouve génial en Allemagne, ce sont les débats enflammés sur ce thème, tous les jours, toutes les semaines, les pour les contre, les pourquoi pas, …ce pays vit !

Quant à la Liga BBVA, je ne suis pas un spécialiste mais si ma mémoire ne me fait pas défaut, son CA 2013-14 se montait à moins de deux milliards d’euros. Si vous enlevez celui du Real et du Barça, que reste-t-il ? 800-900 millions d’euros pour 18 clubs donc 45-50 millions d’euros de recettes en moyenne par entité, soit le budget du dernier de la Bundesliga (ndlr : la donne économique a sensiblement évolué depuis en Liga BBVA avec notamment la mutualisation des droits TV)

Ensuite, quelle est la diversité des recettes, la structure des comptes de résultat, des bilans ? Quelle est la densité du football espagnol comparée à son homologue allemand ?

Si vous me le permettez, je ne vais pas jouer les oracles. Il y en a assez sur ce créneau. J’ai commencé ma carrière professionnelle dans les milieux boursiers et si j’ai bien appris une chose, c’est que les arbres ne montent pas au ciel. Quelqu’un a prévu les millions dépensés d’un seul coup par la Chine sur le marché des transferts ? Il y a trois mois, Canal+ était considéré comme moribond puis super-prédateur. Maintenant, on parle d’un partenariat avec BeIn Sports.

Mon esprit cartésien constate la propagande, y compris sur les sites économiques, de la croissance infinie, le mythe de l’absolu. Mais ce qui caractérise l’histoire du capitalisme, ce sont les crises aussi, non ? J’aime bien la notion de « chiffre d’affaires fantôme », ces futurs revenus très spéculatifs que Christian Seifert a développé comme concept.

Je peux juste vous dire que la Bundesliga progresse, y compris dans l’internationalisation de ces revenus, ce qui explique, par exemple, le nombre de joueurs japonais, maintenant sud-coréens, qui passent par le football professionnel teuton.

Quelles seront les conséquences de la crise Volkswagen sur l’économie du football professionnel allemand en général et sur le VfL Wolfsburg en particulier ?

Le seul qui peut répondre à cette question, c’est le nouvel homme fort, Matthias Müller. L’arc-en-ciel décisionnel est large et très spéculatif. La seule information vérifiée est le report de la construction du nouveau centre de formation sine die. Je ne peux que vous rappeler quelques chiffres, non-officiels, y compris pour le VfL qui est intégré à 100% dans le Konzern Volkswagen. Les spécialistes estiment que le groupe dépense chaque saison 200 millions d’euros en Bundesliga, 80 millions d’aides, sous différentes formes, pour les Wölfe. Certains clubs, dont Dortmund, s’en plaignent estimant qu’il y a un risque d’une « Bundesliga-Volkswagen ». N’oublions pas que la filiale Audi est derrière le FC Ingolstadt et propriétaire à 8,33% du FC Bayern AG ; je mentionne aussi le sponsoring de l’émission Doppelpass le dimanche sur Sport1 radio/TV, ou encore les énormes camions MAN qui transportent les joueurs.

La montée en gamme du club est liée à l’ancien PDG, Martin Winterkorn. Il a toujours justifié sa politique de sponsoring ou de partenariat dans l’élite par l’accroissement des ventes de voitures dans des régions allemandes spécifiques. Mais dans la guerre ouverte, en 2015, entre le « vieux lion » Ferdinand Piëch et lui, il se murmurait déjà que le premier nommé – pas un grand fan de football – souhaitait couper les aides, les ramenant de 80 à 30 millions d’euros.

La véritable question est de savoir si le VfL Wolfsburg sera considéré comme un « actif stratégique » pour le Konzern, tout en sachant que ce dernier réalise plus de 200 milliards d’euros de chiffre d’affaires, enfin avant le scandale. A l’échelle de la puissance de son actionnaire, les Loups ressemblent plus à des chihuahuas. La communication officielle du VfL, de Klaus Allofs notamment, est qu’il n’y a pas de risque, que le club a reçu des garanties. A suivre.

Une dernière question, quel club supportez-vous ?

L’Union Berlin évidemment ! Le programme est simple pour ma petite tête : débusquer les anciens membres de la Stasi et monter en Bundesliga malgré un goulet d’étranglement terrible. Nous allons y arriver !

Si vous souhaitez (re)lire les précédentes parties de l’interview de Polo Breitner, voici les URLs :

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Source photo à la Une : © Bayer 04 Leverkusen Fussball (Facebook)

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