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« En France, la place des supporters dans la gouvernance reste limitée »

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En Allemagne, en Espagne ou encore au Royaume-Uni, il existe plusieurs exemples où les supporters jouent un rôle déterminant dans l’actionnariat et la gouvernance de clubs professionnels. La France doit-elle adapter sa législation pour favoriser la consultation des fans dans la conduite des stratégies de développement des clubs ? Luc Arrondel, Directeur de Recherche au CNRS, livre ses analyses sur la question.

L’irruption d’un investisseur non-issu de la région dans le capital social d’un club professionnel peut parfois créer de vives tensions avec les fervents supporters. La situation actuellement vécue aux Girondins de Bordeaux en constitue un parfait exemple. La globalisation de l’économie du football professionnel – avec notamment l’entrée progressive de fonds d’investissement sans visage dans le capital des clubs – peut-elle exacerber les tensions entre supporters et dirigeants ?

Le sociologue Richard Giulianotti distingue quatre périodes dans l’histoire du football : la période traditionnelle qui va de la naissance du football et de ses règles à la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale et qui voit l’organisation des compétitions nationales ; la période moderne précoce qui occupe l’Entre-deux-guerres et correspond à l’introduction du professionnalisme dans de nombreux pays ; la période moderne tardive qui s’étire de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1980, qui voit apparaître la diffusion des matchs de championnat en direct à la télévision de façon régulière ; la période post-moderne qui débute dans les années 1990 avec l’arrêt Bosman permettant la mobilité des footballeurs, l’envolée des droits de retransmission et le rachat des clubs par des milliardaires où des États.

Nous sommes peut-être aujourd’hui au début d’une nouvelle période (hypermoderne ?) que l’on pourrait caractériser par des inégalités économiques croissantes, entre clubs et entre championnats, avec pour conséquences des championnats domestiques et des compétitions européennes dominés par quelques clubs plus riches que les autres, l’arrivée de nouveaux types d’investisseurs à l’image des fonds d’investissement et des propriétaires de franchises américaines, tout cela avec en toile de fond la perspective récurrente de création d’une super ligue européenne (fermée ou non). Les supporters ont de quoi être déboussolés mais auront peut-être paradoxalement leur place dans cette évolution, puisque de nombreuses « associations » de supporters, notamment en Europe, commencent à faire entendre leur voix.

Le roman autobiographique de Nick Hornby (Fever Pitch) retraçant sa vie de fan d’Arsenal, qui parait en 1992 au moment où le football s’apprête à faire sa révolution financière illustre sans doute la fin d’un certain « supportérisme ». Le football est maintenant « global » : tout au long de son histoire, il est passé de local à national, puis de national à international. Mais la mondialisation du football n’a pas empêché certains supporters de continuer à vivre le football « localement ». Ce décalage n’a sans doute pas produit les mêmes effets pour les supporters d’équipes des grandes villes européennes, qui sortent gagnant de la compétition sportive et financière, et pour les supporters des équipes de football des plus petites villes, dans le « ventre mou » des championnats. Les premiers, habitués à la postmodernité dans leur vie quotidienne – moins de repères culturels traditionnels, cosmopolitisme, plus éduqués… – voient leur équipe comme leur monde ; les seconds restent davantage ancrés dans une société plus traditionnelle.

« Les fans apparaissent comme les rares acteurs du football fidèles à leur club. Ce qui, à leurs yeux, légitime leurs revendications »

La libre circulation des joueurs – entrainant une forte mobilité dans les petits clubs professionnels – a introduit un décalage entre les supporters attachés à leur club et les footballeurs qui ne font que passer. Ce constat peut également s’appliquer aujourd’hui aux entraineurs ainsi qu’aux propriétaires. Au final, les fans apparaissent comme les rares acteurs du football fidèles à leur club. Ce qui, à leurs yeux, légitime leurs revendications.

Les identités territoriales se délitant, d’autres formes de supportérisme apparaissent. Certains supporters se tournent vers des clubs prestigieux souvent très éloignés de chez eux. D’autres, à côté de ces clubs huppés, continuent néanmoins de soutenir simultanément l’équipe de leur enfance : « une façon de concilier une identité donnée et une identité rêvée » (Christian Bromberger).

« Les supporters de football ne sont pas des consommateurs standards comme certains propriétaires de club aimeraient à les considérer »

Ce phénomène de déterritorialisation du football pour reprendre les analyses de l’ethnologue Christian Bromberger (« Les métamorphoses du football », Journal du CNRS, 2018) peut expliquer en partie les tensions entre supporters et propriétaires et qu’on lise aujourd’hui très souvent dans les stades, le slogan attribué à plusieurs légendes du football (Jock Stein, Matt Busby) : « Football is nothing without fans ». D’un point de vue économique, si un club de football n’est pas une « entreprise » comme les autres, les supporters de football ne sont pas des « consommateurs » standards comme certains propriétaires de club aimeraient à les considérer.

La reprise des championnats étrangers après le confinement lié à l’épidémie du Covid-19 avec des matchs qui se jouent actuellement à huis clos est là pour le montrer : sans supporters, le « produit » football n’est pas le même, que ce soit au niveau de l’ambiance, voire du déroulement même des rencontres. Des études scientifiques montrent que le public a une influence sur le résultat des matchs, sur le nombre de cartons distribués, sur le nombre de fautes ou de penaltys sifflés, sur la probabilité de marquer son penalty, sur la durée du temps additionnel… (cf Sciences sociales football club de Bastien Drut et Richard Duhautois). Les supporters sont donc parties prenantes de la production du « spectacle » sportif et de ce point de vue, les propriétaires des clubs ont tout intérêt à dialoguer avec ces acteurs.

Cette demande de dialogue est de plus en plus forte auprès des instances. Ainsi, le mercredi 17 juin, 27 associations européennes représentatives de plus d’un millier de groupes de supporteurs ou d’ultras, fans de clubs mais aussi de sélections nationales, ont publié un communiqué commun adressé aux instances du foot revendiquant un rôle dans le futur du football, à savoir : 1) une consultation pour le retour des spectateurs dans les tribunes après la pandémie Covid-19 ; 2) une reconnaissance de la contribution des supporters au spectacle footballistique et 3) un dialogue multipartite sur l’avenir du football. En France, l’ANS (Association Nationale des Supporters) fédérant les groupes « ultras » participe à l’Instance Nationale du Supportérisme (INS), installée officiellement par le Ministère des Sports en mars 2017 et qui s’inscrit dans la lignée de la loi du 10 mai 2016 renforçant « le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme ». Le récent rapport Buffet-Houlier « sur les interdictions de stade et le supportérisme » a largement bénéficié des échanges avec cette instance.

Des clubs comme le Real Madrid, le FC Barcelone ou encore le FC Bayern – dont l’intégralité ou, à minima, la majorité du capital social est détenue par les supporters – sont moins concernés par des épisodes de vives tensions pouvant opposer les fans à la direction. Le fonctionnement « démocratique » de tels clubs explique-t-il cette relation plus stable en apparence entre supporters et dirigeants ?

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