Interview

« Réguler davantage la relation salariale au sein du foot européen ne semble pas être pertinent »

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Pourquoi les footballeurs professionnels profitent-ils, en règle générale, d’un rapport de force en leur faveur lors d’une négociation contractuelle avec un club ? Jérémie Bastien, Docteur en Sciences Economiques œuvrant au CDES de Limoges et auteur d’un travail académique sur la théorie du hold-up appliquée au football, nous livre ses analyses concernant les facteurs faisant pencher le rapport de force du côté des footballeurs lors des renégociations de contrat.

La masse salariale constitue généralement le poste de dépenses le plus important au sein des clubs professionnels européens. En Ligue 1, sur la saison 2016-17, la masse salariale chargée cumulée des 20 clubs de L1 a englouti plus de 65% des produits d’exploitation des clubs. Comment expliquez-vous cette part importante des revenus générés par un club de football captée par les footballeurs professionnels ?

Il me semble que la captation d’une part importante des revenus générés par les clubs européens de football peut s’expliquer par le pouvoir de négociation des joueurs professionnels, lequel est selon moi trop souvent délaissé par les économistes du sport dans leurs analyses. Pour rendre compte de ce pouvoir de négociation des joueurs, le recours à une théorie économique, appelée « problème du hold-up », à l’origine très éloignée des considérations sportives, est éclairant.

Elle propose d’étudier les relations entre un club et un joueur au regard du contrat de travail qui les lie, en partant de l’idée que la valeur de ce contrat repose principalement sur le joueur. Cette idée est loin d’être absurde puisque c’est bien le joueur qui est porteur de valeur économique pour un club de par ses performances sportives (et les gains sportifs que ces performances engendrent), de par sa capacité à vendre des produits sportifs pour le club (les matchs en tant que spectacles sportifs vivants et spectacles sportifs télévisés, les espaces publicitaires, les produits dérivés, etc.), de par son poids dans le bilan comptable des clubs (en vertu du passage des contrats de joueurs à l’actif du bilan des clubs) et de par son influence dans le cours boursier des clubs (pour la minorité des clubs cotés en Europe). On dit qu’un joueur est indispensable à la constitution d’un actif spécifique pour un club. Bien sûr, les superstars du football sont à l’origine d’actifs hautement spécifiques, notamment parce qu’ils réalisent des performances sportives de haute qualité et parce qu’ils sont très attractifs pour les financeurs des clubs. Il n’en demeure pas moins que ce constat de primordialité vaut pour tout type de joueur dès lors que l’activité du joueur est considérée dans une relation contractuelle singulière. Pour illustrer ces propos par l’exemple, cela signifie concrètement qu’un joueur comme Valentin Rongier est tout aussi indispensable au FC Nantes que l’est Kylian Mbappé au PSG. Il s’agit de tenir compte du degré de spécificité des actifs.

Dans ce contexte, la valeur économique d’un club diminue dès lors que la relation contractuelle entre un club et un joueur arrive à son terme puisque l’activité du joueur qui permettait jusqu’alors un flux de revenus à destination du club est interrompue. Cela confère aux joueurs une position dominante dans leurs rapports aux clubs de laquelle ils cherchent légitimement à tirer profit. En assumant que leur motivation est principalement pécuniaire (sans omettre des motivations d’ordre sportif), les joueurs cherchent en réalité à obtenir une rémunération salariale plus élevée à chaque nouveau contrat. Dans cette perspective, en offrant la possibilité aux joueurs de quitter un club pour un autre sans contraintes de mobilité avant le terme de leur contrat, les dispositions successives de l’arrêt Bosman de 1995 et du Monti system de 2001 ont renforcé cette position dominante des joueurs en donnant du relief à leurs stratégies de retrait. En effet, s’ils devaient attendre auparavant la fin de leur contrat pour signifier leur départ à leur club, les joueurs peuvent depuis lors menacer le club de le quitter avant même la fin de leur contrat, souvent dans la seule finalité de favoriser une renégociation contractuelle dans le même club et d’obtenir une revalorisation salariale.

Si le cas de Marco Verratti est emblématique – cinq renégociations contractuelles avec revalorisation salariale, bientôt six, en six ans au PSG – il est possible de citer quelques exemples plus récents parmi la masse de cas existants : Ashley Young, N’Golo Kanté, Morgan Sanson ou encore Kenny Lala cet hiver, ainsi qu’Antoine Griezmann l’été dernier. Pour éclairer le mécanisme plus précisément, prenons pour terminer le cas de Robert Beric. Ces dernières semaines, le joueur slovène a mis en place une stratégie de retrait – laquelle a été appuyée par son agent – et il a ainsi signifié aux dirigeants de l’AS Saint-Etienne son désir de départ. L’intérêt de nombreux clubs, dont l’Olympiakos, l’Etoile Rouge de Belgrade, le Rapid de Vienne, le Legia Varsovie et Leganes, ayant donné davantage de crédit à sa stratégie. Cela a incité les dirigeants stéphanois à entamer des négociations contractuelles qui ont débouché sur une revalorisation salariale (ndlr : de 70 000 à 100 000 euros par mois selon les informations de L’Equipe). Le timing de la stratégie était de surcroît parfait puisque les performances sportives de Beric se sont nettement améliorées ces dernières semaines – faut-il y voir d’ailleurs une coïncidence ?

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En théorie, il y a dans ce cas réalisation effective du hold-up. En quelque sorte, le joueur « braque » son club puisqu’il capte une fraction supplémentaire des revenus dégagés collectivement. Pourtant, en acceptant une renégociation contractuelle et en octroyant une revalorisation salariale, les clubs adoptent un comportement rationnel : ils anticipent que les pertes liées au départ du joueur seront supérieures à l’augmentation de salaire demandée et qu’ils sont prêts à lui consentir. Par pertes, sont entendus ici les revenus qui disparaîtront avec le départ du joueur – compte tenu des facteurs de valorisation susmentionnés – ainsi que toutes les dépenses qui ont été consenties par le club afin de renforcer le talent du joueur sur le départ (formation, entraînement, etc.) et qui profiteront dorénavant au nouveau club rejoint par le joueur. On dit que les actifs sont redéployables.

Dans le cas contraire, si le club anticipe que la revalorisation salariale demandée par le joueur est supérieure aux pertes qu’engendrerait son départ, il est cohérent que le club ne retienne pas le joueur et le laisse rejoindre un autre club. D’autant plus que le départ du joueur ouvre en contrepartie au versement d’une indemnité de transfert par le club acquéreur dès lors que le joueur est encore sous contrat. Dans cette perspective, l’indemnité de transfert couvre tout ou partie des pertes liées au départ du joueur – elle internalise les effets du hold-up en quelque sorte – ce qui explique d’ailleurs que les clubs cherchent à maintenir en permanence les joueurs sous contrat. La plupart du temps, il est à noter que le joueur bénéficiera quant à lui d’un salaire plus élevé que le précédent dans son nouveau club compte tenu de la concurrence en vigueur entre les clubs européens de football. En effet, si l’ancien club n’était pas en mesure de retenir le joueur, c’est parce que d’autres clubs proposaient au joueur une rémunération salariale plus élevée sur laquelle il n’était pas rationnel de s’aligner.

« En raison de l’omniprésence de la situation de hold-up, les joueurs parviennent quasi-systématiquement à obtenir une revalorisation de leur salaire »

De ce point de vue, l’hypothèse de « course à l’armement », plus souvent mobilisée par les économistes du sport mais ne disant rien sur la capacité des joueurs à capter une large partie du chiffre d’affaires des clubs, est complémentaire de l’approche fournie par la théorie du hold-up. Parce qu’ils ne cessent de surenchérir les uns sur les autres afin d’attirer les meilleurs joueurs possibles, les clubs créent des portes de sortie pour les joueurs qui développent une stratégie de retrait et qui ne peuvent pas être conservés par leur club initial. L’augmentation de salaire obtenue par Cristiano Ronaldo lors de son passage du Real Madrid à la Juventus de Turin l’été dernier – de 21 à 30 millions d’euros nets par an – l’illustre, mais, à nouveau, les exemples sont multiples : transfert de Thomas Lemar de l’AS Monaco à l’Atlético de Madrid, Riyad Mahrez de Leicester à Manchester City, Fabinho de l’AS Monaco à Liverpool, etc.

En définitive, en raison de l’omniprésence de la situation de hold-up, les joueurs parviennent quasi-systématiquement à obtenir une revalorisation de leur salaire, soit dans le club qui les emploie (réalisation effective du hold-up), soit dans un nouveau club. Ils parviennent donc à extirper une part croissante, sinon constante, du chiffre d’affaires des clubs grâce aux stratégies qu’ils développent. Le ratio de plus de 65% que vous évoquiez dans le cas français est significatif de ce pouvoir de négociation, la moyenne européenne étant d’ailleurs très proche de ce ratio (61% en 2017). A noter que cette même saison, en France, Lorient affectait près de 90% de ses produits d’exploitation à la masse salariale chargée pendant que le LOSC affichait des charges salariales supérieures à ses revenus. Enfin, je souligne que ce ratio a atteint en moyenne 75% en France et en Italie au début des années 2010. Par conséquent, au regard de la part des revenus des clubs affectée à la rémunération salariale des joueurs, il n’est pas étonnant de constater que la masse salariale chargée des clubs européens progressent plus vite que leurs revenus depuis plus de 20 ans.

Est-il possible de rééquilibrer les échanges entre clubs et joueurs pour améliorer la profitabilité des clubs de foot ? Un secteur d’activité touché par la théorie du hold-up – sportif ou non-sportif – est-il déjà parvenu à rééquilibrer de telles relations ?

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