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« La fiscalité influence les décisions de carrière »

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Alors que la concurrence fiscale s’intensifie entre Etats européens pour attirer les riches contribuables sur leur territoire, cette évolution a-t-elle un impact sur la compétitivité des clubs de football à l’échelle continentale ? Pour mieux répondre à cette question, Ecofoot.fr s’est entretenu avec Luc Arrondel, Directeur de Recherche au CNRS et Co-Auteur de l’ouvrage « L’argent du football ».

Les dirigeants du football professionnel français pointent régulièrement du doigt l’impact du modèle social et fiscal français sur la compétitivité de la Ligue 1. Un rapport dernièrement produit par le syndicat Première Ligue met en avant le très haut niveau de cotisations patronales supporté par les clubs de L1. Le modèle social & fiscal français constitue-t-il vraiment un « boulet » pour le foot français ? Ce modèle ne présente-t-il pas également des avantages pour le ballon rond hexagonal ?

Remettons cette revendication en perspective et dans un contexte économique global. Les taux de prélèvement, qui sont effectivement plus élevés en France que dans les autres pays du Big Five concerne toute l’Economie et non spécifiquement celle du football. Cette situation est expliquée en partie par la diversité des modèles sociaux en Europe, basés à des degrés divers sur le marché, la famille et l’Etat – selon la typologie du sociologue G. Esping-Andersen. Ce triptyque explique que les Etats-Providence en Europe sont plus ou moins généreux selon les pays. Prenons l’exemple des retraites : elles sont organisées par l’Etat en France selon un système par répartition. Au Royaume-Uni elles sont davantage basées sur l’initiative individuelle et un système par capitalisation.

Les salaires dans le sport de haut niveau en général, dans le football en particulier, que ce soit en France ou dans les autres pays du Big Five, sont en moyenne les plus élevés parmi les plus hautes rémunérations. Ils sont par exemple deux fois plus élevés que ceux des dirigeants d’entreprise. Le salaire moyen annuel en France des footballeurs est d’environ 1 120 000 euros brut en 2018 (selon le Global Sports Salary Survey), montant élevé mais trois fois moins qu’en Premier League. Les footballeurs français font donc partie des 0,1% les plus riches en revenus et c’est le cas pour les joueurs de foot de l’ensemble des championnats du Big five. Il existe bien sûr de fortes disparités entre footballeurs où les inégalités demeurent très fortes : le salaire brut annuel moyen au PSG était d’environ 7 250 000 euros, le salaire médian de la Ligue 1 d’environ 460 000 euros et les 10% des joueurs du championnat français les mieux payés touchaient plus de 50% du total.

Tous ces éléments sont importants à prendre en considération pour pouvoir bien comprendre l’impact de la fiscalité sur la compétitivité des clubs. Les différences de fiscalité vont de fait concerner essentiellement celles des hautes rémunérations. Le tableau suivant tiré de notre livre L’argent du football (avec R. Duhautois) compare les coûts salariaux globaux dans le Big Five (pour 2014 mais la situation a relativement peu changé depuis) :

La dernière ligne de chaque partie du tableau donne le coût global d’un salarié, d’une part pour un salaire de 100 000 euros brut, et d’autre part pour celui d’un million d’euros brut. Quelle que soit la somme, le coût salarial est plus élevé en France. Et ce sont les charges sociales (patronales et salariales) qui expliquent principalement les différences. En particulier, la France et le Royaume-Uni ne plafonnent pas leurs charges patronales contrairement à leurs homologues du Big Five : l’Hexagone applique le taux le plus élevé (42,5%), le Royaume-Uni le plus faible (13,5%). Ces plafonnements dans les autres pays permettent des comparaisons « frappantes » reprises un peu partout dans la presse : par exemple que « Le PSG paie plus de charges sociales que l’ensemble des clubs de Bundesliga, de Liga et de Serie A réunis ». Ce qui est vrai, mais ne concerne que les charges patronales.

« Le débat sur le niveau des charges sociales va au-delà du secteur du football »

Des mesures ont néanmoins été récemment prises par le gouvernement pour accroitre financièrement la compétitivité des clubs de sport (JORF n°0177 du 3 août 2018) : la possibilité de rémunérer les joueurs en « droits à l’image » sur lesquels les prélèvements sociaux sont beaucoup plus faibles.

On voit que le débat sur le niveau des charges sociales va au-delà du secteur du football. Il concerne la compétitivité de tous les secteurs économiques et le choix de notre modèle social. Néanmoins, le coût global du travail pour les clubs de football est une contrainte qui introduit bien une distorsion de concurrence en Europe.

A contrario, certains voisins européens ont dernièrement adopté des lois favorisant la compétitivité de leur football national. C’est le cas notamment de l’Italie qui a voté au cours des derniers mois plusieurs textes favorisant l’installation de nouveaux résidents fiscaux à hauts revenus. A quel point ces dispositifs fiscaux ont aidé les grands clubs transalpins (Juventus FC, Inter FC…) à mener d’ambitieuses campagnes de recrutement ? D’autres pays européens suivent-ils l’exemple italien en adoptant des lois fiscales favorables aux hautes rémunérations, et plus particulièrement aux footballeurs professionnels ?

Depuis quelques années, la plupart des pays européens se font concurrence en mettant en place des taux d’imposition très faibles sur certaines hautes rémunérations, mesures applicables aux revenus des stars du ballon rond. Il existe notamment des régimes « d’impatriés » dans de nombreux pays d’Europe (dont la France, l’Espagne ou les Pays-Bas) qui permettent sous certaines conditions – pour la France, ne pas y avoir résidé les cinq dernières années – de déduire un pourcentage des rémunérations soumises à l’impôt pendant une durée limitée.

La dernière mesure en date est celle à laquelle vous faites référence. En Italie l’article 5 du « decreto crescita » (décret croissance), ayant pour objectif initial le « retour des cerveaux » de certaines professions intellectuelles, a été étendu aux métiers du sport. Cette mesure permet ainsi aux Italiens ou aux étrangers qui s’installent dans la péninsule après au moins deux ans passés à l’étranger et s’engageant à y rester au moins deux ans, de bénéficier pendant cinq ans maximum, d’un régime fiscal avantageux : à partir de l’année fiscale 2020, 50% de leurs revenus salariés seront exemptés d’impôt, l’autre moitié restant taxée à 43%. Avec pour seule contrepartie de reverser une contribution de solidarité à hauteur de 0,5% du salaire imposable, destinée au développement du football chez les jeunes. Les salaires des joueurs de Serie A étant négociés en net (d’impôts), les sommes économisées par les clubs pourront être considérables : pour Matthijs De Ligt par exemple, ancien défenseur central de l’Ajax recruté cet été par la Juventus pour un salaire annuel de huit millions d’euros net, l’économie réalisée par la « Vieille Dame » serait ainsi de près de quatre millions d’euros par an. Ces avantages fiscaux ne sont cependant pas cumulables avec la Flat Tax instaurée en 2017 dont aurait bénéficié Cristiano Ronaldo.

Mais revenons plus précisément à votre question : ces régimes spéciaux ont-ils un réel impact sur les choix de carrière des joueurs ? Les clubs peuvent-ils s’en servir comme argument pour inciter les stars à venir jouer sous leurs couleurs ? Le nouveau dispositif a-t-il ainsi influencé le retour en Serie A de Mario Balotelli, recruté par Brescia, l’arrivée de Franck Ribéry à la Fiorentina ou celle de Romelu Lukaku à l’Inter ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de s’appuyer sur des travaux académiques menés, non pas sur des cas isolés, mais sur des échantillons représentatifs.

Dans un article datant de 2013 de la très sérieuse American Economic Review, Henrik Kleven, Camille Landais et Emmanuel Saez ont montré́, en analysant les carrières individuelles des joueurs professionnels des quinze plus grandes ligues européennes depuis trente ans, qu’une variation de la fiscalité qui réduirait de 10% le revenu d’un joueur de football dans un championnat donné diminuerait sa probabilité de jouer dans cette ligue de 10% s’il est étranger et d’environ 2% s’il est originaire de ce pays. Ces effets sont observés non seulement pour les superstars, mais également pour les joueurs moins talentueux.

La fiscalité, et en conséquence le salaire net, influence donc bien les décisions de carrière des joueurs.

La « compétition fiscale » en Europe aura-t-elle une incidence croissante sur les résultats observés au sein des compétitions européennes ?

Les joueurs talentueux évoluent-ils tous dans les pays fiscalement avantageux ? La fiscalité est un facteur pour expliquer le choix des meilleurs footballeurs de jouer dans tel ou tel championnat, mais ce n’est pas le seul.

« Pour attirer les meilleurs joueurs, la Premier League joue plus sur sa notoriété que sur la fiscalité anglaise »

Le contre-exemple le plus évident concerne le Royaume-Uni dont la fiscalité a énormément évolué entre 2006 et 2010, notamment un taux d’imposition qui a augmenté pour les tranches de salaire élevées. Cette fiscalité n’a cependant pas empêché la Premier League de truster cette année les places en finale des deux coupes d’Europe.

Grâce à des droits de retransmission beaucoup plus importants qu’ailleurs en Europe, le championnat anglais compense cette fiscalité plus lourde par des rémunérations beaucoup plus élevées : le salaire brut moyen d’un footballeur de l’élite anglaise est de l’ordre de 3 380 000 euros, le salaire médian se situant aux environs de 2 270 000 euros. Pour attirer les meilleurs joueurs, la Premier League joue plus sur sa notoriété (et donc ses revenus), notamment internationale, que sur la fiscalité anglaise.

Finalement, si le critère financier existe dans le choix de mobilité d’un footballeur, l’hétérogénéité fiscale des pays européens n’explique pas tout puisque les clubs riches ont la possibilité, comme en Premier League, de faire en sorte que le revenu disponible des joueurs corresponde à leurs attentes.

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