Interview

« Le football français ne peut plus se permettre de tout miser sur les 90 minutes de match »

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Alors que la plupart des clubs de Ligue 1 peinent à remplir intégralement leur enceinte lors de chaque rencontre de championnat, quelles actions pourraient être mises en place pour accroître le taux de remplissage au sein du football professionnel français ? Ecofoot.fr est parti à la rencontre de Jérôme Boissel, Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’IAE de Tours et en phase finale de son projet doctoral au sein du laboratoire VALLOREM, afin d’évoquer des pistes de réflexion permettant aux clubs français d’accroître dans la durée leurs revenus « matchday ».

La plupart des clubs de L1 exploitant une enceinte construite ou rénovée pour l’EURO 2016 rencontrent des difficultés dans le remplissage de leur stade. D’où vient le problème selon vous ? La capacité trop importante de ces nouveaux stades est-elle la seule raison ?

Je ne suis pas certain qu’il faille raisonner à partir de l’Euro 2016. Si l’on réfléchit bien, seuls trois nouveaux stades ont accueillis l’EURO 2016, les sept autres ayant fait l’objet de rénovations plus ou moins importantes.

D’après moi, le problème est beaucoup plus ancien. La première erreur remonte certainement à la Coupe du Monde de la FIFA 1998, quand la France a pris le parti de concentrer l’investissement « stades » sur le Stade de France. A partir de là, le pays, qui avait l’occasion de devenir une référence en la matière a manqué l’occasion et accuse aujourd’hui un retard sur d’autres nations européennes – je pense notamment à l’Angleterre et à l’Allemagne.

Cette erreur stratégique n’a pas été commise par l’Allemagne en 2006, mais, là encore, je ne crois pas que l’on puisse comparer, comme beaucoup le font, le modèle allemand et le modèle français. L’Allemagne est, par exemple, un pays fédéral et donc beaucoup moins centralisé que la France. Autre exemple, les clubs allemands ont pris le parti d’adopter une politique de billetterie citoyenne. On se souvient par exemple de ce dirigeant du Bayern qui a dit que ce sont les sponsors qui payent le prix fort, permettant ainsi de vendre des places « Grand Public » à moindre coût pour les spectateurs.

Le problème, c’est qu’en accueillant l’EURO 2016, la France a voulu reproduire le modèle allemand en ignorant les spécificités culturelles qui séparent les deux pays. Du coup, et ce sera mon premier élément de réponse, la France a choisi de construire un certain nombre de nouveaux stades, forte de l’appui de plusieurs rapports politiques qui promettaient que les nouvelles enceintes permettraient à la France de combler son retard sur les autres nations européennes…

En fait, pour moi, le problème est à la fois collectif et particulier.

Collectif, d’abord, car on a trop longtemps cru que les Partenariats Publics-Privés (PPP) seraient la panacée. Or, on constate que ces partenariats ont permis aux collectivités d’investir à moindre coût ; aux entreprises de BTP de développer des stades et d’en assurer l’exploitation ; mais à un coût supérieur pour les clubs qui payent une location et des redevances au-delà du niveau qu’ils payaient sous le modèle institutionnel précédent. Du coup, dans nombre de cas, la construction des enceintes s’est faite en concertation bilatérale entre collectivités et promoteurs immobiliers, mais pas nécessairement avec les clubs, ni avec les parties prenantes (voisinage, spectateurs, supporters…).

Particulier, ensuite, car on ne peut pas comparer les cas de Bordeaux, Nice et Lyon de la même manière.

Premièrement, dans les deux premiers cas, nous sommes sur des PPP alors que Lyon est propriétaire de son enceinte. Nous y reviendrons plus tard.

A Bordeaux, comme à Lille, Grenoble et Le Mans, d’ailleurs, il y a deux ou trois problèmes majeurs. Premièrement, le stade est trop grand. Ceci pose un vrai problème économique – et par conséquent marketing par la suite – d’offre et de demande (d’ailleurs, si l’on regarde d’autres exemples, certains clubs réduisent la voilure : on a pu voir ça en WNBA mais également à la Juve !). Aujourd’hui, les Girondins ne peuvent pas jouer sur le marketing de la rareté : tous les Bordelais savent qu’ils auront une place s’ils décident d’aller voir un match. Or, deuxième problème, les performances sportives des Girondins sont telles que les spectateurs ne se bousculent pas au portillon. Attention, je ne dis pas qu’on ne peut pas s’affranchir des résultats sportifs, au contraire, mais encore faut-il développer une expérience de consommation unique… ce qui n’est pas le cas à Bordeaux ! Dernier élément : les transports en commun ! Le stade est au bout du monde. D’accord il est desservi par un tramway – le C je crois – mais ça donne l’impression de voyager jusqu’au bout du monde, surtout quand l’un des derniers arrêts s’appelle Cracovie !!!

Ce problème de localisation est partagé par Nice. Contrairement au stade du Ray, l’Allianz Riviera est à l’extérieur du centre-ville, au bord d’une autoroute et non desservi par les transports – en tout cas ce n’était pas le cas lors de ma dernière visite (sans compter le prix du parking officiel !). Les Niçois étaient habitués à leur stade en centre-ville et étaient même très attachés au Stade du Ray. Ceci étant, je trouve que l’OGC Nice est relativement innovant en termes de services. Ils ont le musée du sport, qui permet aux spectateurs occasionnels de flâner avant le match et d’arriver plus tôt et ils ont été parmi les premiers à introduire les services digitaux au sein du stade. Je pense à la commande « Food & Beverage » depuis son siège, par exemple.

Si l’on prend le cas de l’Olympique Lyonnais, certains pourraient me dire que le stade est encore plus grand que celui de Bordeaux. Certes, mais en portant le projet lui-même, le club a pensé à ce dilemme en amont. Or, il me semble que les différents niveaux du stade sont indépendants les uns des autres, contrairement à Bordeaux, Lille et autres. Je m’explique : le club, suivant l’affiche, peut décider de fermer le tiers supérieur en le laissant dans le noir et sans staff. Ceci réduit les coûts semi-fixes et variables, sans nuire à l’expérience du spectacle vivant ni du spectacle télévisuel. En rugby, on vit la même chose dans la U-Arena de Nanterre, et certains clubs comme le LOU, l’UBB et le Stade Français ont décidé de réduire leur capacité (de gré dans les deux premiers cas ou de force dans le troisième).

Les clubs bénéficiant d’une certaine liberté dans l’exploitation de leur stade mettent en place des activités en amont et en aval des rencontres pour attirer de nouveaux publics et augmenter le panier moyen du spectateur. Cette stratégie porte-t-elle ses fruits ?

Vous avez entièrement raison, les clubs qui gèrent leur stade ou ceux qui entretiennent des relations privilégiées avec leurs collectivités territoriales ont le loisir de mettre en place des initiatives pour attirer le chaland plus tôt et le faire repartir plus tard. Encore une fois, avec beaucoup de retard, les clubs ont compris qu’il fallait immerger le spectateur dans une expérience de consommation unique le plus longtemps possible. Si vous prenez le cas d’Arsenal FC à Londres, à peine sorti du Tube, vous êtes plongé dans un univers « rouge et blanc » et l’attention au détail est telle que le club – en accord avec la municipalité – fait payer une redevance importante aux vendeurs ambulants.

D’un point de vue académique, les clubs, qui opèrent, en mode « matchday », sur une problématique « événement » rencontrent un dilemme difficile à résoudre. En effet, comme le dirait Michel Desbordes, le propre de tout événement réussi, c’est d’être un événement unique. Or, en football, comme dans d’autres sports, les matches se suivent et se ressemblent tous… Sans compter que la plupart sont de véritables purges !

En « événementialisant » chaque match, vous rendez chaque rencontre unique et donnez un argument de plus aux spectateurs de venir ! Attention, encore une fois, il ne faut pas s’arrêter à cette hérésie d’écharpes aux couleurs des deux clubs ! Je me souviens d’un entretien que j’avais réalisé dans le cadre de mon Master 2 Recherche en Sciences de Gestion. Un directeur marketing et commercial d’un club de L1 m’avait dit que personne ne lui avait encore prouvé la corrélation entre concert d’avant-match, match et feux d’artifices d’un côté et affluences en hausse de l’autre. Il n’a peut-être pas tort, mais en 2017, dans une société post-moderne à souhait (Jameson, Maffesoli…), où l’offre en matière de loisirs reflète la société de spectacle (Debord, Baudrillard, Dumazedier…) dans lequel nous vivons, le football français ne peut plus se permettre de tout miser sur les 90 minutes de match.

Si l’on réfléchit bien, le football est l’un des rares sports où le score peut rester vierge. Dans bien des cas, le match en lui-même est moyen, voire pauvre. Beaucoup de rencontres, hormis les affiches et les matches à enjeu, ne suscitent pas suffisamment d’intérêt intrinsèque pour justifier le déplacement. En revanche, sans aller chercher bien loin, il existe aujourd’hui des solutions. Citons par exemple une offre « Food & Beverage » en accord avec les tendances et les envies du moment, citons les services digitaux, l’expérience « second screen », les services « money can’ buy ». Sans vouloir dévoiler un secret professionnel, il me semble que la LFP, par le biais de leur Service Stades, a commencé à adopter un comportement pro-actif en ce sens et je crois même qu’un contrat commercial va permettre – ou permet déjà – aux clubs d’avoir accès aux services d’une entreprise leader sur le marché de la restauration pour améliorer leurs services.

Prenons le cas du Racing 92. Ok, les puristes risquent de me maudire sur 5 générations mais quand on regarde la valeur ajoutée proposée à chaque match, c’est unique en France !  D’abord, le club a surfé sur la nouvelle tendance américaine qui consiste à « ultra-segmenter » l’enceinte en plusieurs tribunes : les supporters, les familles, les étudiants, les plus aisés… A chaque segment de spectateur son offre. Regardez ensuite les concessions dans les travées : aucune attente (ou presque) même pendant la pause ! De ce côté-là, on est sur une politique de la demande et non de l’offre et c’est très malin. D’un point de vue « money can’t buy » : des ballons envoyés en tribunes, des drapeaux offerts, et même des places en loges pour des couples interviewés avant le match !

Un bémol tout de même : le stade est nouveau et suscite la curiosité. Aujourd’hui, beaucoup de spectateurs adverses viennent en pèlerinage pour voir la nouvelle enceinte. Mais combien de temps le club pourra-t-il surfer sur ce facteur « nouveauté » ? Au Racing 92 de continuer sur cette (bonne) voie dès la saison prochaine.

En football, j’ai pu suivre de loin le projet porté par le FC Nantes et le groupe Réalités et j’ai l’impression qu’on est dans la même optique que le Racing 92. Je crois que le Stade Brestois porte un projet tout aussi ambitieux.

Certains clubs tentent d’adopter une approche différenciante dans l’exploitation de leur stade, par exemple en favorisant une stratégie d’ancrage local (via la mise à disposition d’une offre de snacking sélective composée de produits régionaux) ou en adoptant un positionnement écologique (énergie verte, recyclage des déchets…). Existe-t-il un marketing des stades ou seuls des critères sportifs peuvent faire varier le niveau de remplissage d’un stade ? Quelles en sont ses spécificités ?

Encore une fois, vous avez raison. Peu importe le parti-pris, encore faut-il qu’il y en ait un !

En fait, de ce côté-là, on retombe dans la vision « porterienne » de la stratégie et notamment sur l’importance du positionnement. Or, aujourd’hui, on constate que peu de clubs français ont un positionnement précis. Certains pourraient revendiquer un ancrage local. D’autres pourraient mettre en avant l’engagement citoyen. Les deux ne sont d’ailleurs pas incompatibles, au contraire.

Certaines initiatives existent mais elles demeurent ponctuelles. Un vrai positionnement doit être clair, lisible, et durable. Il faut, pour cela, avoir une vision à long terme, dès les premiers plans du stade s’il s’agit d’une nouvelle enceinte. Regardez Manchester City, l’eau de pluie est récupérée pour servir dans les toilettes et pour l’arrosage de la pelouse. Je crois que le toit de l’Allianz Riviera est photovoltaïque dans une certaine mesure.

On pourrait aller plus loin. Il me semble que certains stades permettent de produire de l’énergie pour leur voisinage ! Pensez co-voiturage également. Aujourd’hui, combien de clubs français proposent une vraie expérience « driveway-to-driveway » ? De ce côté-là, les data peuvent aider et sont, à mon sens, sous-exploitées par les clubs. Imaginez un peu ça : vous réservez deux places. Vous achetez un ticket de parking. Tout à coup, le club sait que vous venez en voiture et qu’il vous reste deux places. Qu’est-ce qui empêche le club de chercher un spectateur dans votre quartier qui aurait acheté une ou deux places et de vous proposer un « incentive » pour venir ensemble ?

Au final, quand on y réfléchit bien, les territoires sont en mutation, alors que nombre d’institutions ne remplissent plus les fonctions qu’elles ont pu exercer dans le passé (école, église…). Les clubs professionnels, quel que soit la discipline, ont l’opportunité de fédérer, de rassembler… Encore faut-il qu’ils lancent un message clair et simple à décoder, qu’il s’agisse d’une identité locale, d’un engagement sociétal.

Enfin, et je terminerai là-dessus, il me semble que le marketing ne soit pas le seul à pouvoir sauver les clubs français. Je crois sincèrement qu’il va falloir adopter un comportement commercial beaucoup plus pro-actif – voire agressif dans le bon sens du terme.

Aujourd’hui, combien de clubs ont développer une culture « call-center » ? Ils doivent se compter sur le doigt de la main. Or, comment se fait-il que je reçoive des coups de fil de sociétés de double-vitrage, d’aménagement d’espaces verts, de ramoneurs… et aucun de mon club de football préféré – ou de mon club de football professionnel local ? C’est insensé ! Aux Etats-Unis, les franchises ont une colonie de téléopérateurs qui vendent de l’abonnement en mai, de l’écharpe en octobre, de l’abonnement de mi-saison en décembre… Pourquoi ne le fait-on pas en France ? Pourquoi les clubs croient-ils avoir un pouvoir divin d’attirer le chaland dans leur enceinte ? Encore, une fois, l’offre de spectacles vivants et de loisirs est ahurissante et les clubs de football professionnel sont loin d’être en tête de liste à l’heure où les consommateurs font leur choix. Un minimum de pro-activité est plus que souhaitable. Encore une fois, je crois savoir que la LFP met à disposition des clubs des sessions de formation et même un accompagnement personnalisé, mais, là encore, il me semble que tous les clubs ne sont pas nécessairement sensibles à cette démarche qui est pourtant une véritable aubaine !

Peut-être préfèrent-ils le statu quo et se lamenter a posteriori sur des résultats sportifs incertains. Or, pour moi, un club qui se veut sérieux n’a plus le droit d’être tiré par la locomotive du terrain. Ceci peut paraître prophétique mais au-delà des infrastructures, c’est la mentalité des dirigeants et des cadres qui fera la différence. Il y a aujourd’hui un nouveau souffle et la première génération de professionnels véritablement formés au management du sport arrive sur le marché. C’est à cette génération de faire avancer les choses et bouger les lignes.

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