Interview

« Le football européen n’est pas à deux vitesses, mais plutôt à quatre, cinq, voire même dix vitesses »

Ecofoot.fr a eu la chance cette semaine de s’entretenir avec Olivier Jarosz, Senior Manager au sein de l’European Club Association (ECA). Cet organisme, héritier du G14 et du Forum Européen des Clubs, a pour but de représenter les clubs européens et leurs intérêts auprès de l’UEFA. Une occasion d’en apprendre plus sur la vision de l’association, ainsi que les défis rencontrés par les clubs d’Europe Centrale et de l’Est.

Pouvez-vous nous décrire vos missions au sein de l’ECA ?

J’ai rejoint l’ECA en 2009, c’est-à-dire une année après la création de l’organisation. Mon rôle était dès le début d’être en relation avec les clubs issus de l’Europe Centrale et de l’Est. A travers ma fonction, j’ai très rapidement évolué dans différents types de services pour influer sur les grands problèmes qui existent dans les PECO (Pays d’Europe Centrale et Orientale).

Je m’occupe donc de trois grands éléments : premièrement, la relation avec tous les clubs de l’ECA. Ces derniers sont structurés en 4 subdivisions, selon leur classement UEFA. Je m’occupe principalement des relations avec les subdivisions 3 et 4, car ce sont des clubs situés en Europe de l’Est, dans le Caucase, et qui ont un football en développement. Beaucoup de ces pays sont jeunes et sont apparus par exemple avec l’explosion de la Yougoslavie ou la dissolution du Pacte de Varsovie. En faisant quelques calculs, on se rend compte que sur les 220 clubs que compte l’ECA, 66 viennent d’Europe de l’Est, ce qui constitue près d’un tiers des membres de l’association. Ce sont principalement des petits pays, et leur potentiel de développement lié à leur marché est donc limité. Cette partie est le cœur de ma fonction.

Deuxièmement, je suis en charge du Club Management Programme, conçu par l’ECA pour former les dirigeants de clubs. C’est une formation exécutive qui offre des outils de gestion et vise à renforcer la connaissance dans tous les domaines de la gestion d’un club, à travers le partage d’expertise et de savoir-faire.

Par rapport aux clubs d’Europe Centrale, nous essayons de les réunir au sein de l’ECA afin qu’ils puissent échanger ensemble. Traditionnellement, les compétitions européennes permettent ce genre de rencontres : les dirigeants des différents clubs échangent à cette occasion. Mais étant donné que les clubs des PECO jouent très peu ces compétitions, ils se rencontrent moins souvent. L’ECA essaye alors de pallier ce manque en les réunissant régulièrement, afin qu’ils puissent confronter leurs problématiques qui sont souvent similaires.

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Troisièmement, je suis en charge du département féminin. Nous avons créé un comité représentant les clubs de football féminin au niveau de l’UEFA et de la FIFA. C’est un football qui se développe, qui demande une attention particulière.

A quoi est dû le retard économique des clubs d’Europe Centrale et de l’Est ?

Je pense que cela est très largement dû à l’Histoire. Les clubs de l’Est ont traditionnellement été dans un système communiste, dans lequel ils étaient souvent associés au ministère des sports. Dans certains pays comme en Russie, il y avait des associations directes entre certains ministères et les clubs de football. Le Dynamo était le club de la police, le CSKA celui de l’armée, le Lokomotiv celui des cheminots…

Jusqu’à la Chute du Mur de Berlin, ces clubs sont restés des structures de type associatif et amateur : il n’y avait que les joueurs, l’entraineur et deux ou trois personnes administratives. Personne ne gérait la section sportive de manière commerciale. Dans le même temps, en Europe de l’Ouest, les clubs ont très rapidement commencé à se développer commercialement : il y a eu des sponsors sur les maillots, des équipementiers…

Ce qui a accéléré la tendance, c’est l’arrêt Bosman ainsi que le changement de format de la Ligue des Champions. Des clubs comme le Steaua Bucarest ou l’Etoile Rouge, qui avant pouvaient rivaliser sportivement face à de très bonnes équipes telles que Barcelone ou Marseille, n’ont plus eu cette possibilité quelques années plus tard. Les clubs d’Europe de l’Ouest ont fortement développé leurs revenus, et l’écart est devenu énorme. Les droits TV ont aussi contribué à creuser cet écart.




Avec l’arrêt Bosman, il est également devenu beaucoup plus facile pour les clubs d’Europe de l’Ouest de réaliser leur marché des transferts dans les clubs situés à l’Est. Aujourd’hui, même les Français commencent à se plaindre du fait que la Premier League soit devenue aussi puissante financièrement. Actuellement, le dernier de la Premier League perçoit plus de recettes TV que le vainqueur du championnat français. Pourtant, lors de l’exercice 2014-15, le dernier de la répartition télévisuelle de Ligue 1, c’est-à-dire le FC Metz, a perçu 12 M€, représentant la totalité des droits TV distribués aux clubs hongrois. Et le dernier du championnat hongrois a reçu autant que l’ensemble du championnat letton. Et c’est bien ça le problème : aujourd’hui le football européen n’est pas à deux vitesses, il est à quatre, cinq voire même dix vitesses.

La situation économique rend donc très difficile un éventuel rattrapage. D’un côté nous avons le poids de l’histoire, et de l’autre nous avons la globalisation qui a accéléré le mouvement. Les choses changent beaucoup plus vite, et il est donc devenu très compliqué pour ces clubs de rattraper ce retard.

Quel championnat d’Europe Centrale ou de l’Est a le plus gros potentiel pour rattraper ce retard ?

Les trois ligues qui à mon avis ont un potentiel assez important sont celles de République Tchèque, de Pologne et d’Ukraine. Les clubs tchèques se qualifient régulièrement en compétitions européennes, et les Ukrainiens encore plus. D’un point de vue sportif, les clubs tchèques sont les mieux structurés, les plus compétitifs. D’un point de vue économique, l’Ukraine a un potentiel. Des oligarques ont remplacé l’Etat, ce qui permettait de financer normalement les clubs. Cependant, le pays est confronté aujourd’hui à une crise politique et économique.

Le championnat polonais a également une chance de combler son retard. Il a actuellement la marge de manœuvre la plus importante car le pays est toujours un désert footballistique. Un pays d’environ 40 millions d’habitants et qui est actuellement 21e au classement UEFA, c’est quelque chose de surprenant. D’autant plus que la Pologne a une histoire en matière de football. Concernant les revenus, le championnat polonais a généré 118M€ sur la période 2014-2015 contre 129M€ pour l’Autriche, 149M€ pour le Danemark, 303M€ pour la Belgique ou 437M€ pour les Pays-Bas. L’Eredivisie génère donc 4 fois plus de recettes que le championnat polonais !

Cela dit, je ne partage pas totalement l’optimisme polonais sur l’économie de l’Ekstraklasa. La fréquentation des stades en Pologne est très faible – la dernière étude KPMG parlait d’un taux de remplissage de 40%. Ensuite, les chiffres montrent que le Legia Varsovie est responsable de l’intégralité de la croissance économique du championnat. Les recettes du club sont passées de 67 à 130M de zlotys entre 2011 et 2015 alors que les revenus du championnat ont, dans le même temps, enregistré une hausse de 59M de zlotys pour se situer à hauteur de 511M.

Si l’on s’attarde sur les autres clubs tels que Cracovia, Ruch Chorzow ou Korona Kielce, nous pouvons voir qu’ils stagnent, voire même qu’ils régressent si l’inflation est prise en compte. Il reste peut-être Lech Poznan, mais le club n’a pas beaucoup investi sur les 5 dernières années. Cela laisse le champ libre au Legia.

Si d’autres clubs polonais ne parviennent pas à s’inscrire dans le même cycle de croissance que le Legia, l’Ekstraklasa pourrait connaître une situation similaire au championnat écossais. Quand les Rangers sont descendus en 4ème division après leur liquidation, le championnat a commencé à vraiment perdre en compétitivité sportive et financière. Aujourd’hui, les clubs écossais et l’équipe nationale vont mal.

Les clubs polonais suivent-ils le Club Management Programme ?

Hormis le Legia et Lech Poznan, ce n’est pas le cas des autres clubs. En revanche, des locomotives appartenant à d’autres championnats comme Ferencvaros, le FK Sarajevo ou Qarabag font également partie de ce programme.

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Si au sein du CMP, nous apportons des solutions pour aider les clubs dans leur développement, chaque entité sportive doit trouver son propre modèle pour atteindre le succès. Tout le monde veut copier Barcelone ou le Bayern, mais ce modèle n’est pas transposable à Varsovie ou Budapest.

Comment se positionnent les clubs d’Europe de l’Est par rapport aux annonces concernant les compétitions européennes ?

La plupart des clubs entrevoient une augmentation de leurs revenus dans l’absolu. Dans la plupart des championnats, les droits TV stagnent ou n’augmentent que très peu. Cela renforce l’importance des compétitions européennes. Mais je ne pense pas qu’il faille étudier les réactions d’un point de vue géographique. Les clubs d’Europe de l’Est ne forment pas un groupe homogène.

Par rapport aux dernières décisions actées, les clubs d’Europe de l’Est ont participé au travail préparatoire. Des clubs comme le Sparta Prague, le Steaua Bucarest, le Dinamo Zagreb ou Lech Poznan sont membres de groupes de travail qui élaborent des propositions pour le comité exécutif présidé par Karl-Heinz Rummenigge.

Des comparaisons économiques sont régulièrement faites entre les compétitions sportives européennes et celles américaines. Ne touche-t-on pas ici du doigt une différence culturelle, le système de promotion/relégation ayant toujours fait partie de l’organisation européenne, alors que le modèle américain se base sur des ligues fermées ?

Il existe effectivement une différence culturelle. Le sport aux Etats-Unis a toujours été traité comme un business, ce qui n’a pas toujours été le cas en Europe. Ces différences ne sont pas uniquement culturelles, il y a aussi des différences de perception du sport. Aux Etats-Unis le sport est pensé comme un business. D’ailleurs on le voit dans la manière dont les sports sont organisés : il y a des ligues fermées, ainsi que des comités où les propriétaires discutent ensemble pour augmenter la taille du gâteau. Il y a ensuite un commissionnaire qui essaye de trouver un équilibre pour tout le monde.

En Europe cela reste différent et un de nos défis, aujourd’hui, à l’UEFA et à l’ECA est de réfléchir à comment créer une discipline qui optimise ses revenus, garantie un équilibre compétitif, reste ouverte à tous les pays de l’UEFA tout en conservant le mérite sportif propre à l’Europe. Personnellement, je pense que cela va évoluer dans le sens du catch, un sport devenu très rentable, avec des droits TV élevés, certes perçu peut-être comme « bling bling », et à ses côtés le sport ayant gardé son authenticité originelle : la lutte gréco-romaine. Cependant, quelles que soient les orientations décidées par le marché, les organismes gouvernant le football devront toujours garantir une certaine forme d’équité.


Source photo à la Une : ECA – Olivier Jarosz

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