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La démocratie corinthiane, entre autogestion et résistance

démocratie corinthians
Filipe Frazao / Shutterstock.com

Au début des années 80, la dictature militaire bat son plein au Brésil, entre oppression et atteinte aux libertés individuelles. C’est pourtant dans ce contexte que les initiatives des joueurs et dirigeants des Corinthians, club de São Paulo, vont permettre le jaillissement d’un modèle inédit dans le football brésilien, axé sur l’autogestion et une démocratie totale. Rétro par Guillaume Monteiro.

31 mars 1964. Une date clé dans l’histoire du Brésil contemporain, puisque c’est le jour choisi par le maréchal Castelo Branco pour renverser le président João Goulart. Un coup d’État qui fera tomber les brésiliens sous le joug de la dictature militaire durant plus de vingt ans. Si plusieurs évènements ont permis de mettre fin à ce régime, nul doute que le mouvement de la Démocratie corinthiane y occupe une grande part.

Tout commence en 1981, avec l’arrivée d’Adilson Monteiro Alves au poste de directeur sportif du club. Déjà opposé au régime durant sa jeunesse et doté d’un passé syndicaliste au sein de mouvements étudiants, ce dernier va totalement bouleverser la vie du club grâce à des méthodes assez révolutionnaires au regard du contexte politique et sociétal de l’époque. Avec un credo clair, celui de ne pas miser sur l’autoritarisme mais plutôt sur le débat et la discussion. Trois joueurs phares du club vont notamment représenter les figures de proue de cette idéologie. L’arrière gauche Wladimir, l’attaquant Walter Casagrande et bien entendu Sócrates, meneur de jeu communément surnommé « El Doctor » ; tous trois déjà engagés politiquement avant l’arrivée de Monteiro Alves.

Une démocratie de tous les instants

L’idée de démocratie sera au centre de la stratégie mise en place par les joueurs et les dirigeants. Toutes les décisions, même celles qui paraissent les plus futiles, seront soumises à la notion de vote individuel au sein de l’équipe. Une petite révolution managériale dans le football brésilien de l’époque, souvent instrumentalisé par le pouvoir militaire qui avait bien compris l’importance de ce dernier au Brésil. Dans une société où l’autorité était la figure du quotidien, les Corinthians décidèrent d’instaurer un débat permanent au sein du club, en confiant un pouvoir décisionnel très important aux joueurs. On assiste ainsi à une refonte totale du versement des salaires, qui ne se fera plus sous la forme de primes mais sur l’ensemble des revenus générés par le club, aussi bien au niveau des droits télévisuels que des recettes de matchs. Ce qui engendrera une amélioration des conditions de vie des footballeurs du club, alors même que Sócrates décriait au début des années 80 le fait que 70% des joueurs brésiliens gagnaient moins que le salaire minimum.

Mais l’une des décisions qui fera le plus de bruit, c’est l’abolition au sein du club du « concentração », mise au vert imposée dans tous les clubs avant chaque match. Une façon de « nier la valeur humaine des joueurs », incapable de se responsabiliser aux yeux du pouvoir en place, explique le journaliste Juan Abarello. Le club va ensuite légitimer son mouvement de gestion démocratique en remportant deux fois de suite le championnat Paulista, en 1982 et en 1983, pratiquant de plus un football attractif. Un jeu qui fera dire à Eduardo Galeano, grand écrivain uruguayen, que « Tant que dura la démocratie, les Corinthians, gouvernés par ses joueurs, offrirent le football le plus audacieux et le plus éclatant de tout le pays et le club attira les plus grandes foules dans les stades ». Un statut qui va permettre au club de devenir un véritable symbole de lutte contre le pouvoir en place.

Les Corinthians, étendards de la résistance

En effet, ces victoires vont permettre d’attirer et de fédérer autour des Corinthians, également valorisées par le fait que Sócrates sera choisi pour être capitaine de la Seleção lors de la Coupe du monde 1982. Le club va ainsi utiliser sa notoriété pour montrer la politisation de son mouvement contre la dictature, notamment en affichant « Democracia corinthiana » sur leur maillot, en lieu et place des sponsors qui commençaient à fleurir sur les maillots des équipes brésiliennes. Ils iront même jusqu’à parsemer leur maillot de gouttes de sang pour rendre hommage aux opposants morts ou enfermés à cause de la répression et dénoncer la dureté de cette dernière. Sócrates célébrera lui ses buts avec le poing levé, mouvement initié par les Black Panthers, symbole de contestation par excellence. El Doctor dira d’ailleurs tout son attachement à ce combat en soulignant que ses « victoires politiques sont plus importantes que [ses] victoires en tant que joueur professionnel ».

Encensée par de nombreux intellectuels brésiliens, la Démocratie corinthiane prend de plus en plus d’ampleur au sein du pays. Pris de court et sentant le vent tourner, la dictature décide alors de mettre en place une politique davantage tournée vers l’ouverture dès 1982, en organisant les premières élections directes des gouverneurs des Etats. Les Corinthians vont alors se servir de leur finale du championnat Paulista pour inciter les gens à aller voter, avec le slogan « Dia 15 Vote » (« Allez voter le 15 »).

Petit à petit, le mouvement de démocratie corinthiane va cependant commencer à s’essouffler. Et c’est paradoxalement à cette période que le régime dictatorial va lui aussi perdre de son influence. En 1984, Sócrates pose alors un ultimatum au pouvoir, en demandant des élections présidentielles libres. Cependant, ce sont des élections au scrutin indirect qui auront lieu, entrainant ainsi la colère du Brésilien et son départ à la Fiorentina. Le régime militaire prendra finalement fin quelques mois plus tard, en 1985, avec l’élection de Tancredo Neves.

Le visage de Sócrates et de la démocratie corinthiane reste toujours dans les mémoires brésiliennes. Pour preuve, ils sont réapparus en 2016, à l’occasion de la destitution de la présidente Dilma Roussef par le Parlement brésilien. Soupçonnant un coup d’Etat, plusieurs étudiants s’étaient réunis sur un campus universitaire de São Paulo autour de portraits de cette époque et avec le slogan « Démocratie corinthiane contre le coup d’Etat ». Présente au sein de ce rassemblement, Kátia Bagnarelli, veuve de Sócrates avait approuvé ce mouvement. Et prononcé ces mots : « Le Brésil est une nation jeune. Il est donc important que la population sorte de chez elle, débatte, s’instruise, invente de nouveaux chemins et se trouve de nouveaux leaders. Tout cet exercice de la citoyenneté, tel qu’il fut montré en exemple par l’un des plus grands clubs du monde, les Corinthians. ».

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